Décembre 2017

 

 

Repenser la politique avec Agamben

À partir de ses Notes sur la politique

 

Dans un recueil de textes publié en 1995 sous les titres : Moyens sans fins et Notes sur la politique, le philosophe italien, Giorgio Agamben, formule, sur dix pages en petit format, sept thèses sur la politique à venir telle qu’il la conçoit aujourd’hui1.

Dans le cadre d’une réflexion sur les deux concepts étudiés au premier semestre de cette année, Pouvoir constituant et Puissance destituante, nous allons commenter et ponctuer ici quelques thèses agambéniennes.

La problématique qui sous-tend ce travail circonscrit aux Notes, et qui constitue notre préoccupation philosophico-politico-militante, c’est la question de ce que l’on nomme « politique d’émancipation ». On se penche donc ici à repenser avec Agamben les principes d’une telle politique dans les temps que nous vivons avec ses transformations, mutations et défis.   

En Avertissement de son opuscule, notre philosophe souligne d’emblée qu’il s’agit bien là d’une réflexion sur les problèmes précis de la politique. La pensée politique, en effet, poursuit aujourd’hui une traversée de désert, une éclipse dit-il, car elle refuse de s’affronter au défi des grandes transformations de notre époque, celles qui ont vidé progressivement de l’intérieur les catégories et les concepts de la philosophie politique. Celle-ci doit donc se confronter à la nouvelle situation comme sa tâche majeure pour pouvoir sortir de son état subalterne par rapport à la religion, à l’économie et même au droit. La réflexion d’Agamben fait partie de ce pari.

Les notes sur la politique d’Agamben sont écrites en 1992, c’est-à-dire quelques années avant la publication de ses principaux travaux : Homo sacer (1997), État d’exception (2003), la Guerre civile. Pour une théorie politique de la Stasis (2015) etc. En lisant son œuvre philosophico-politique, on remarque que dans ses Notes, Agamben formule déjà les idées principales de ce qui va devenir sa conception bien spécifique et singulière de la politique, telle que nous l’entendons, c’est-à-dire un vivre-le-commun-non-étatique-non-juridique.

Donc, en 1992, lorsqu’Agamben écrit ses Notes sur la politique, les idées essentielles sont déjà là, du moins en partie, dans ses principaux axes, dans ses noyaux originaux 2 dit-il lui-même. Nous en retenons quatre, que nous allons souligner ci-dessous à notre façon, à partir de notre propre lecture d’Agamben, telle que nous appréhendons sa philosophie politique, et à la lumière de la problématique énoncée plus haut :

1° S’affranchir du totalitarisme et de l’Étatico-démocratico-capitalisme.

2° Abandonner des concepts classiques de la philosophie politique.

3° Penser à la fois la fin de l’État et la fin de l’histoire.

4° Critique du Pouvoir constituant (prélude à l’idée de la Puissance destituante).

Remarque : Les phrases ou les mots en italiques sont d’Agamben et tirés des Notes sur la politique, sauf si elles sont indiquées par un numéro qui se réfère  aux Notes et à la Bibliographie.

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1° S’affranchir du totalitarisme et de l’Étatico-démocratico-capitalisme.

La philosophie politique, dit Agamben dès le début de son texte, est aujourd’hui libérée de deux obstacles idéologiques majeurs, qui l’empêchaient de se renouveler : le stalinisme et le progressisme étatico-démocratico-capitaliste. Ces deux idéologies jugulaient au XXème siècle toute reprise libre et indépendante d’une philosophie politique à la mesure des défis de notre temps.

Le premier obstacle, on le sait, est apparu en fait, il-y-a juste cent ans, avec la Révolution d’octobre en Russie,  sous la forme d’une théorie-pratique ou d’une idéologie qui s’autoproclamait ‘’communiste’’, en ‘’rupture’’ avec le capitalisme et le social-démocratisme. Or Il s’avère que le nouveau  système, dès son installation plutôt forcée, a reconduit, en reproduisant autrement, les rapports de domination et d’oppression tant à l’intérieur qu’à l’extérieur : renforcement de l’État, dictature du Parti-État, terreur policière, mise au ban des libertés, capitalisme étatique, militarisme et hégémonisme international.

Le deuxième obstacle idéologique majeur, qui se produit en Occident, c’est ce qui résulte de l’occultation, du voilement de la réalité de l’État démocratique moderne, de la démocratie représentative étatiste et capitaliste. La domination de ce système, trop longtemps voilée par un progressisme qui soutient sa supériorité par rapport à l’absolutisme et le totalitarisme, est aujourd’hui mise à nu par son effectivité claire, évidente, provocante, oppressante et généralisée à l’échelle planétaire.

Il faut souligner ici que les notes d’Agamben sur la politique sont écrites il-y-a 25 ans. Au cours de ce quart de siècle passé plusieurs évènements d’ordre social, politique et économique, national et international, ont changé profondément la situation objective et subjective du combat des hommes et femmes pour leur émancipation sur notre terre.

Énumérons ici quelques transformations qui ont modifié la situation nationale et internationale telle qu’elle prévalait au cours de la majeure partie du XXème siècle et qui nous appellent aujourd’hui à repenser la politique et la philosophie politique dans un sens digne de notre temps comme le souhaite Agamben :

- Le processus de La mondialisation, aujourd’hui capitalistique, et celui du déclin des État-Nations, comme sa conséquence directe, est devenu le phénomène irréversible de notre époque.

- La fin (ou le déclin), en pratique et en pensée, des socialismes du XXe siècle, le « socialisme réellement existant », et la « social-démocratie», ainsi que les évolutions du capitalisme devenu mondialisé posent aujourd’hui crucialement la question de la refondation de la nouvelle pensée ou philosophie politique : une pensée-pratique, une praxis, d’émancipation en rupture radicale avec les « socialismes » du siècle dernier.

- La montée des puissances réactionnaires, régionales et locales, de l’Est à l’Ouest, du Nord au Sud, qui se rivalisent, s’allient et s’affrontent aujourd’hui avec les grandes puissances classiques (USA, Europe occidentale, Russie et Chine) dans la domination, les guerres, le pillage et l’oppression des peuples. Tout cela constitue aujourd’hui le nouveau visage géopolitique de notre monde, bien différent du monde des deux superpuissances ou des deux blocs du 20ème siècle.

- Le réveil des religions, nationalismes, populismes et identitarismes, mais particulièrement l’irruption des théocraties et de l’intégrisme religieux dans le monde, au Moyen-Orient, au Maghreb, en Occident etc. Rappelons que c’est l’avènement de la théocratie islamiste chiite en Iran, à la suite de la Révolution de 1979 dans ce pays, qui a joué, à côté d’autres facteurs, le rôle déclencheur majeur dans l’apparition et l’essor de la réaction islamiste-obscurantiste à travers le monde.

Avec la chute du système totalitaire, le stalinisme, qui a pour conséquence le déclin irréversible des PC et plus généralement de ce qu’on appelle « la gauche » à travers le monde, et avec la domination, aujourd’hui dévoilée et planétaire de l’État démocratico-capitaliste, on peut affirmer que la philosophie politique peut enfin se libérer des carcans idéologiques qui l’aveuglaient auparavant et peut se donner maintenant pour tâche majeure la réflexion sur les grands bouleversements de notre temps, en inventant de nouveaux concepts dignes de la nouvelle situation.

2° Abandonner des concepts classiques de la philosophie politique.

Partant de cet inventaire partiel et non exhaustif de la situation du monde, nous pouvons affirmer à l’évidence que celui-ci a fait l’objet de transformations telles que les principaux concepts classiques de la philosophie politique (et de la politique) sont aujourd’hui dénaturés, déformés, vidés de leur sens originel et de leur vérité, caducs ou obsolètes. Ils recouvrent, selon Agamben, une réalité qui n’a plus rien à voir avec celle qu’ils  désignaient à l’origine. Il s’agit des catégories comme Souveraineté, Nation, Peuple, Démocratie, Volonté générale… et auxquelles nous pensons pouvoir ajouter d’autres comme République, Représentation, Élections, Socialisme, Révolution etc.  Agamben souligne que l’on ne peut plus aujourd’hui se servir de certains concepts qu’il énumère sans les mettre en question, les repenser de manière acritique.

À notre avis et en pensant avec lui, nous pensons qu’il faut revisiter, repenser et même laisser tomber ou « destituer » ces concepts à l’aune d’une politique d’émancipation, qui a ses propres concepts, pour une vie non soumise à la domination d’un pouvoir, d’une transcendance, d’une autorité, d’un commandement, bref d’un Arkhè. Il faudrait peut-être même, en paraphrasant Agamben, avoir le courage d’abandonner 3 ces catégories classiques en inventant d’autres plus à même de répondre à la situation actuelle et à la tâche politique qui nous incombe pour un vivre autrement, librement et collectivement, chacun dans sa singularité propre.

Prenons comme exemple trois concepts classiques de la philosophie politique : Souveraineté, Peuple et Démocratie, qui représentent les trois piliers constitutifs de la pensée politique moderne. Les deux systèmes qui ont régné au XXème siècle, socialisme totalitaire et démocratisme-capitaliste, ont tous les deux largement mis en contribution ces concepts pour se justifier ou se différencier, sachant que le second système est devenu aujourd’hui planétaire et sans rival après l’effondrement du premier.

 Le premier concept, Souveraineté, cache, à travers l’idéologie hobbesienne  de « la guerre de tous contre tous », son essence de domination de l’UN (Léviathan) : État séparé et délié ; Obéissance à une autorité suprême ; Nécessité de commandement ; Exclusion réelle dans inclusion formelle et forcée; Fondation-conservation de la violence légitime, État d’exception transformé en règle et droit.

Agamben cite le poète Pindare qui définit dans un de ses fragments la souveraineté du nomos par une justification de la violence :

Le nomos de tous souverain…

Dirige d’une main entre toutes puissante

En justifiant le plus violent.4

C’est ici que se trouve, écrit Agamben, le paradigme caché qui orientera toutes les définitions ultérieures de la souveraineté : le souverain est le point d’indifférence entre la violence et le droit, le seuil où la violence se transforme en droit et le droit en violence 5. En réalité, la souveraineté « nationale », « populaire », « de classe » etc. n’est rien que la coïncidence, la convergence de la violence et du droit. C’est, comme dit Hannah Arendt dans On Revolution, et repris par Agamben, une source transcendante, une souveraineté absolue, et toujours présente d’autorité, qui ne s’identifie ni à la volonté générale de la nation ni à celle de la révolution 6.

La souveraineté est le gardien qui veille à ce que le seuil indécidable entre violence et droit, nature et langage, ne soit pas mis en lumière. L’état d’exception répétons-le devient la règle. On vit tout le temps aujourd’hui dans l’état d’exception : violences, exclusions, guerres, agressions, oppressions… tout cela se justifie par le droit national et international, au nom de la souveraineté. S’il est aujourd’hui une puissance sociale, comme souligne Agamben, elle doit aller jusqu’au bout de son processus en déclinant toute volonté de poser le droit que de le maintenir. Une puissance qui ne fonde ni ne conserve aucune instance, ordre ou constitution étatique et/ou juridique.

Le second concept, Peuple, est plus qu’ambigu. En tant qu’Un, le peuple n’existe pas et n’a jamais existé sauf dans le discours ou la propagande politique pour occulter contradictions, conflits et diversités de la multitude. La philosophie politique, depuis Platon, a toujours été méfiant à l’égard du Peuple, Dèmos, et de sa Doxa, l’opinion publique, bien que les philosophes n’ont pas été toujours du bon côté de la barricade au bon moment, là où s’est exprimé une volonté commune, collective de la multitude pour l’émancipation et l’égalité de tous, sans exclusion ni discrimination. Que nous-dit Agamben sur ce « peuple » introuvable?

[Il apparaît ainsi que] ce que nous appelons « peuple » [constitue], en réalité, non pas un objet unitaire, mais une oscillation dialectique entre deux opposés : d’un côté, l’ensemble Peuple comme corps politique intégral, de l’autre le sous-ensemble Peuple comme multiplicité fragmentaire de corps nécessiteux et exclus… Le « peuple » porte toujours en lui la fracture biopolitique fondamentale… D’où les contradictions et les apories auxquelles il donne lieu chaque fois qu’on l’évoque et qu’on le met en jeu sur la  scène politique… Notre époque n’est alors que la tentative implacable et méthodique de combler la scission qui divise le peuple en éliminant radicalement le peuple des exclus 7.

Le troisième concept, Démocratie, n’a rien à voir non plus avec la « démocratie » telle que nous entendons comme puissance de la multitude, intervention de l’association libre des hommes, action collective agissante et transformatrice des hommes et des femmes, bref comme « démocratie insurgente » pour reprendre une expression de Miguel Abensour. Une telle conception de la « démocratie » est aujourd’hui chassée de la cité, poussée à se retirer et s’éclipser, devant le mode de « représentation » de la démocratie représentative étatique. Le mot « démocratie » aujourd’hui recouvre donc une autre réalité que celle que son concept désignait. Sa réalité d’aujourd’hui, dit Agamben, n’est autre que l’absence du « dèmos », son exclusion et son expulsion de la politique. Alors que celle-ci, la politique réellement existante, est menée par une aristocratie de l’argent et du techno-savoir, par les ayant-parts au pouvoir-argent au nom d’une démocratie qui n’est que représentation et mise au ban des sans-parts (pour reprendre la formulation célèbre de Rancière).    

Notre pouvoir dit démocratique, nous rappelle Agamben, se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre 8.    

3° Penser à la fois la fin de l’État et la fin de l’histoire.

L’autre idée pertinente que je relève des thèses d’Agamben sur la politique, peut s’exprimer en ces termes : seule une pensée qui pense à la fois la fin de l’histoire, au sens de son accomplissement, et la fin de l’État, au sens de son extinction (ou de sa « destitution » si on prend sa formulation), peut-être à la hauteur de la tâche qui nous échoit aujourd’hui.

En effet, Agamben précise bien que La pensée qui vient doit pouvoir imaginer à la fois, en même temps, dans leur combinaison, leur union, et non séparément dans le temps ou en phases historiques successives, les deux notions qui sont : la fin de l’histoire et la fin de l’État. Certes Agamben se retrouve ici, comme il le dit lui-même, dans une thématique tardive Heideggérienne, dans l’évènement appropriant, dans la pensée d’un autre commencement, l’Ereignis. Mais le fin fond de ce qu’il veut dire, et qui nous semble correspondre à une pensée d’émancipation, non-Étatique-capitaliste, consiste à affirmer qu’on ne peut plus aujourd’hui prétendre lutter pour l’accomplissement de l’histoire, disons plus simplement le communisme, sans lutter pour la fin de l’État (disons encore plus simplement pour l’association libre des hommes, cette bonne formule de Manifeste). Et inversement, on ne peut plus parler la fin de l’État sans parler de l’accomplissement de l’histoire dans le communisme. Penser donc la disparition de l’État sans accomplissement du télos historique est tout aussi impossible que de penser un accomplissement de l’histoire où perdurerait la forme de la souveraineté sous diverses formes et en particulier sous la forme de l’État.

Il nous faut donc penser la « bonne » vie, non comme chose « à venir » mais comme usage du commun dès maintenant et ici, à travers une politique de vivre en commun, qui, dans la conception d’Agamben, ne peut-être que vivre dans le ban de toute instance-domination : État, capital, propriété etc.

L’appropriation de l’histoire ne peut pas prendre la forme étatique ni la forme commandement-obéissance d’une quelconque transcendance politique, économique, religieuse etc. Toutes ces formes de domination actuelles, étant la représentation de l’Arkhè historique en tant qu‘elles demeurent plus ou moins occultées, doivent laisser la place à « une vie » non étatique et non juridique.

C’est donc la « vie suffisante », formulation averroïste reprise par Agamben, par opposition à la « vie consumériste » des rapports marchands universalisés, qui peut constituer l’essence de toute politique d’émancipation fondée sur la fin de l’État en tant que pure structure de souveraineté donc de domination. Le monde moderne actuel, au moins en Occident, est voué au modèle de la société de consommation et de production en vue du seul bien-être. Mais il n’y a pas aujourd’hui que Les masses de consommateurs occidentaux, il y a aussi les masses opprimées mondiales qui retombent dans les vieilles illusions ethniques, religieuses, obscurantistes etc. Tout cela, dit Agamben – non, à notre sens, sans une certaine « radicalité joyeusement mélancolique » (expression empruntée de Daniel Bensaïd) -  ne laisse entrevoir, pour le moment au moins, aucune nouvelle figure de la vie en commun dans l’égalité, la liberté (l’égaliberté de Balibar conviendrait-elle ici ?) et le non-étatique-non-juridique.

En quelques mots, résumons-nous avec Agamben :

 La définition du concept de « vie suffisante » et absolument profane reste une des tâches essentielles de la pensée qui vient. Une vie qui atteint la perfection de sa propre puissance et de sa propre communicabilité, et sur laquelle la souveraineté et le droit n’ont plus aucune prise. (Souligné par moi).

4° Critique du Pouvoir constituant (prélude à l’idée de la Puissance destituante).

La dernière idée, last but no least, que nous voulons retenir ici des thèses politiques d’Agamben, c’est la puissance destitutive, bien que le mot « destituere », qui chez Agamben veut dire principalement mise au ban, n’est pas prononcé dans les Notes mais que son esprit y existe dans la critique de la souveraineté et du pouvoir constituant. C’est l’idée qui constitue l’objet de la grande controverse philosophico-politique de ces dix dernières années (sinon plus ?) sur le « Pouvoir constituant et/ou la Puissance destituante », prolongeant la dispute « Hegel et/ou Spinoza », par philosophes français des années 70-80 interposés. C’est la controverse qui peut se résumer in fine à : la philosophie de la « potentia » contre « potestas », formulée par Deleuze dans sa Préface à l’Anomalie sauvage de Negri,

La problématique est amplement développée par Agamben dans ses écrits ultérieurs : dans Homo sacer I, le pouvoir souverain et la vie nue – puissance et droit (1995), dans sa contribution en 2013 au séminaire intitulé Défaire l’Occident  sur le plateau de Millevaches, etc. Mais la quintessence de son idée sur le sujet se trouve déjà dans les Notes. On va voir qu’ici aussi, entre en jeu de façon centrale, la thématique de vie non-Étatique-non-Domination, conception que nous considérons fondamentale dans toute pensée et politique d’émancipation.

Agamben se positionne clairement pour l’abandon de la notion du pouvoir souverain et pour l’acceptation de la catégorie puissance destituante, qui se distingue de toute souveraineté,  qui ne fonde et n’institue rien : ni constitution ni institution qui domine, commande ou s’impose par la légitimité du droit ou de la représentation.

On ne revient pas ici sur la distinction préliminaire et autant essentielle qui sépare le Pouvoir constituant et le Pouvoir constitué. Ceci est développé dans Homo sacer I (1995). Antonio Negri aussi traite largement ce sujet dans Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, écrit en 1992 en italien sous le nom de Il potere constituente et traduit en français en 1997. Agamben dialogue avec lui dans le chapitre 3 de son livre, Puissance et droit. En un mot, il résume la différence en ce que les pouvoirs constitués n’existent que dans l’État et ont besoin du cadre étatique alors que Le pouvoir constituant, au contraire, se situe en dehors de l’État. Et Agamben cite Georges Burdeau, l’auteur du Traité de sciences politiques : «  il [le pouvoir constituant] ne lui [l’État] doit rien, il existe sans lui, il est la source qui ne tarit jamais de l’usage de son flot »9. Le pouvoir constituant a donc un caractère originaire et irréductible, qui ne peut être conditionné et contraint par un ordre juridique, qui est donc extérieur à tout pouvoir constitué, qui ne se réduit pas au pouvoir de révision prévu par la constitution, au « constitutionalisme » tel qu’il est souvent conçu et défini dans la philosophie classique chez Sieyès et autres…

Mais là où la question se pose, et c’est ce qui nous intéresse ici, c’est le rapport du pouvoir constituant avec le pouvoir souverain. C’est ici que la puissance destituante intervient comme notion distincte et opposée à la fois aux deux premiers. Agamben se réfère à Benjamin, qui au lendemain de la 1ère guerre mondiale, présente le rapport pouvoir constituant et pouvoir constitué comme le rapport entre la violence qui fonde le droit et la violence qui le conserve. Et cela joue dans la problématique que nous poursuivons ici un rôle essentiel. Citons longuement Agamben dans Homo Sacer I :

« Si le pouvoir constituant, en tant que violence qui pose le droit, est certainement plus noble que la violence qui le conserve, il ne possède toutefois aucun titre qui puisse en légitimer l’altérité et entretient en fait avec le pouvoir constitué un rapport ambigu et inéluctable.

La célèbre thèse de Sieyès : « la constitution suppose avant tout un pouvoir constituant»… doit être comprise plutôt au sens où la constitution se présuppose comme pouvoir constituant ; D’où le paradoxe de la souveraineté. Le pouvoir souverain se scinde en un pouvoir constituant et un pouvoir constitué et reste en rapport avec chacun de ces deux pouvoirs, en se situant à leur point d’indifférence (d’indécidabilité)…

Le problème fondamental n’est pas de concevoir un pouvoir constituant qui ne s’épuise jamais dans un pouvoir constitué mais de distinguer clairement le pouvoir constituant du pouvoir souverain.

Les tentatives pour penser la conservation du pouvoir constituant ne manquent pas à notre époque : « révolution permanente », « révolution ininterrompue », Dans cette perspective le pouvoir des conseils peut être considéré comme une survivance du pouvoir constituant dans le pouvoir constitué. Les deux grands liquidateurs des conseils spontanés, le parti léniniste et le part nazi, se présentent comme la conservation d’une instance constituante à côté du pouvoir constitué… Cependant, il est également certain que ce pouvoir se présente dans les deux cas comme l’expression d’un pouvoir souverain, ou qu’il ne se laisse pas facilement séparer de celui-ci. » 10 (Souligné par moi).

La question de la distinction du pouvoir constituant et du pouvoir souverain est donc essentielle. Que le pouvoir constituant ne résulte pas de pouvoir constitué ni ne se limite à l’instituer et d’autre part qu’il soit une praxis libre, cela, nous dit Agamben, dans ce même texte, ne signifie rien quant à son altérité par rapport au pouvoir souverain. Certes dans une perspective finale on peut déduire de la conception du pouvoir constituant qu’il s’agit d’une catégorie ontologique et par conséquent le problème du pouvoir constituant peut devenir ainsi celui de la « constitution de la puissance » et de la dialectique d’une nouvelle articulation du rapport entre puissance et acte. Une puissance constituante qui ne passe pas à l’acte de constituer une nouvelle institution à la place de l’ancienne. Citons Agamben pour conclure :

 Seule une articulation entièrement nouvelle entre possibilité et réalité, contingence et nécessité pourra permettre de trancher le nœud qui unit la souveraineté et le pouvoir constituant ; et c’est seulement lorsqu’on parviendra à penser autrement la relation de la puissance et l’acte, ou plutôt la dépasser, qu’il sera possible de penser un pouvoir constituant entièrement libéré du ban souverain. Aussi longtemps qu’une ontologie nouvelle de la puissance (au-delà des jalons posés par Spinoza, Schelling, Nietzsche, Heidegger et Deleuze) n’aura pas remplacé l’ontologie fondée sur le primat de l’acte et de sa relation à la puissance, une théorie politique soustraite aux apories de la souveraineté restera impensable 11.  

 

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Nous venons de voir dans les Notes sur la politique d’Agamben, quatre formes idéelles principales qui peuvent constituer, à notre avis, la base (certainement pas complète et exhaustive) d’une réflexion pertinente pour une politique d’émancipation.

La pensée d’émancipation, pour être à la mesure de répondre aux nouvelles tâches qui nous incombent, doit d’abord et avant tout s’affranchir des idéologies socialistes totalitaires et démocratico-étatico-capitalistes du XXème siècle, qui ont trop longtemps entravé sa reprise par la saisie des nouvelles transformations politique, économique, sociale, géopolitique à l’échelle nationale et internationale.

La pensée d’émancipation doit mettre au ban certains concepts classiques de la philosophie politique (et de la politique), ou bien s’en servir de manière tout à fait critique. Des concepts qui ne veulent rien dire aujourd’hui comme  Souveraineté, Peuple, Nation, Démocratie et… le Pouvoir constituant. Ce dernier est à laisser tomber en faveur de la Puissance destituante, qui, elle, dira Agamben plus tard dans ses derniers écrits, sera à la fois «puissance de » et « puissance de ne pas ». 

Enfin cette politique d’émancipation doit penser à la fois le communisme et la fin de l’État. C’est là où interviennent la possibilité et les modalités d’un « libre usage du Commun», formulation absente dans les Notes de 1992 mais qui caractérise centralement et fondamentalement la singularité philosophique agambénienne aujourd’hui. Si cette politique d’émancipation n’est plus considérée comme une fin historique paradigmatique, si la question de « Que faire ? » programmatico-stratégico-historico-déterministe ne se pose plus dans cette nouvelle politique, alors il ne reste plus que la question de « comment déjà présent ?» ou « Comment faire usage du Commun ? » c’est-à-dire la question de ce vivre-en-commun, ici et maintenant, non soumis à la double domination étatico-juridico-capitaliste ou théocratico-totalitaire. C’est ce que nous dit Agamben dans ses Notes :

La praxis et la réflexion se meuvent aujourd’hui exclusivement au sein de la dialectique entre le propre et l’impropre dans laquelle l’impropre impose sa domination dans une volonté de consommation (dans les démocraties industrielles) et le propre prétend exclure de lui-même toute impropriété (États intégriste et totalitaires).

Et Agamben conclut ses Notes par cet appel à inventer d’autres concepts ou catégories, comme tâche politique actuelle, dans l’expérience ou l’évènement de l’usage libre du Commun :

Ce n’est que si on arrive enfin à articuler le lieu, les modes et le sens de l’expérience qu’est l’évènement de l’usage libre du Commun, que les nouvelles catégories de la pensée politique – qu’il s’agisse de « communauté désœuvrée », d’« égalité », de « fidélité »… - pourront donner une forme à la tâche politique qui nous incombe12.

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Philosopher c’est prendre position en philosophie dans son histoire et dans son rapport à la pensée d’émancipation.  Repenser la politique avec Agamben, penser à la lumière de ses thèses politiques, à la fois dans leur complétude que dans leur inachèvement ou aporie, font désormais partie de cette prise de position.   

Nous pensons en effet que dans une classification binaire qu’il nous semble vraie et défendable deux grandes philosophies politiques se sont affrontées frontalement le long de l'histoire de la philosophie et ont donné naissance à deux visions opposées et irréconciliables de la "politique" dans ses déterminations théoriques et pratiques.

Une vision du monde, qui domine toujours depuis Platon et Aristote jusqu'à nos jours, en passant par Hobbes, Kant, Hegel et les théoriciens-praticiens des socialismes du XXème siècle etc., est la vision qui considère que la gestion de la chose publique (Politeia, Res publica) est in fine et par « essence » la tâche qui incombe à l’ « Un » ou à quelques « Uns ». C’est l’affaire du Sauveur, Souverain, Guide, Philosophe, Tribun… ou c’est l’œuvre de Dieu, Classe, Élites, Représentants, Avant-garde, État ou Parti. Dans ce monde-ci, « la politique » est l'autre nom de domination, totalisation, Vérité suprême et religion.   

L’autre vision, celle que nous défendons, celle qui a été et l’est toujours minoritaire, depuis le moment présocratique et sophistique en Grèce antique jusqu’à aujourd’hui en passant par un certain esprit de Machiavel, Spinoza, Marx et Nietzsche pour arriver à certains philosophes des années 1980, à Agamben etc., est la vision qui appréhende la « politique » comme « le Commun », comme intervention égale, directe et libre de tous (une « démocratie directe », car on n’a pas encore trouvé un nom de remplacement) ; comme intervention en particulier de ceux qui sont exclus de la « chose publique », de la société et du monde. « Politique » donc comme lutte pour l’émancipation humaine. « Politique » donc comme Participation de tous dans leurs libertés individuelles, singulières et collectives et dans leurs diversités, pluralités, contradictions, conflits, discordes ou unions. Dans ce monde-ci, à l’opposé du premier, la politique est l’autre nom de l’égalité et de « l’association libre des hommes » ici et maintenant. Dans ce monde-ci, la politique veut dire : mouvement continu et déjà présent de la transformation sans fin (exit l’idée du Grand soir, de la clôture et des phases historiques), veut dire mouvement contre domination de la propriété, du captal, de l’État, du parti, de la religion etc.    

Mais cette vision émancipatrice du monde soulève de nombreuses questions restées sans solutions, qui représentent les « impensés » de la politique, et que seule une réflexion philosophique libérée, comme dit Agamben, de la théologie, du démocratisme-capitaliste et de l’idéologie totalitaire, pourrait les poser correctement. Il s’agit entre autres, dans la pratique politique militante, dans le mouvement de résistance à l’ordre du monde actuel, des problématiques comme : le refus de la prise du pouvoir donc la question de l’impouvoir en politique ; Le refus de l’Étatisme, Avantgardisme et Messianisme en politique ; il s’agit de la question du comment de la « démocratie directe », de « l’association libre » et de la puissance destituante de la multitude et enfin il s’agit de la question d’une Organisation-mouvement-d’un-autre-type par le refus du classicisme Parti, Parti-État etc.

La pensée d’Agamben nous aide à penser ces impensés de notre temps.     

NOTES

1. Moyens sans fins – Notes sur la politique. Pages 121-130.

2. Idem, Avertissement. Page 8.

3. Vers une théorie de la puissance destituante. Séminaire : Défaire l’Occident

4. Homo Sacer I. Chapitre 2 : Nomos basileus. Page 39.

5. Idem. Page 40.

6. Idem. Chapitre 3 : Puissance et droit. Page 51.

7. Moyens sans fins – Qu’est-ce qu’un peuple ?  Pages 41-44.

8. Vers une théorie de la puissance destituante.

9. Homo Sacer I. Chapitre 3 : Puissance et droit. Page 49.

10. IdemPages 51-52.

11. IdemPages 53-54.

12. Moyens sans fins – Notes sur la politique. Pages 129-130.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

1. Moyens sans fins – Notes sur la politique. GIORGIO AGAMBEN. Rivages Poche.1995.

2. Vers une théorie de la puissance destituante. Séminaire sur le plateau de Millevaches intitulé :

    Défaire l’Occident. Voir sur le site web : lundi.am

3. Homo Sacer. GIORGIO AGAMBEN. Seuil.1995.

4. Qu’est-ce qu’un dispositif ?  GIORGIO AGAMBEN. Rivages Poche. 2006.

5. La communauté qui vient ?  GIORGIO AGAMBEN. Éditions du Seuil. 1990.

6. État d’exception  GIORGIO AGAMBEN. Éditions du Seuil. 2003.

7. Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité. ANTONIO NEGRI. Puf 1990.

8. Maintenant. Comité invisible. La fabrique éditions. 2017.